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Marshall McLuhan, un penseur des médias à part

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Le canadien Herbert Marshall McLuhan (1911-1980) est sans doute le plus célèbre théoricien des médias d’une génération pourtant très prolifique en Amérique du Nord : certains de ses livres sont rapidement traduits dans plusieurs langues et trouvent partout leurs lecteurs… surtout hors de l’Université. Il accorde des interviews dans des magazines comme Playboy et Newsweek et multiplie les conférences dans de nombreux pays devant des publics souvent conquis. Il finit par avoir sa propre émission de télévision (This is Marshall Mc Luhan) et il est même invité par Woody Allen à jouer son propre rôle dans Annie Hall

 En même temps, il est un des théoriciens les plus contestés par les chercheurs de son époque et des générations suivantes. Les critiques ne viennent pas uniquement de ceux qui l’ont mal lu et/ou qui peuvent être agacés (ou rendus jaloux) par une réputation « surfaite ». Elles émanent aussi et surtout de spécialistes des questions qu’il traite qui connaissent ses travaux pour les avoir passés à la moulinette.

Tout en reconnaissant son érudition, ces sociologues, anthropologues, sémiologues, psychologues, historiens, lui reprochent pêle-mêle ses approximations répétées, son éclectisme débridé, ses analyses peu étayées théoriquement et empiriquement, ou encore ses prévisions plus divinatoires que fondées sur des enquêtes ; quand ce n’est pas son goût immodéré pour les formules choc au détriment de l’argumentation. Bref, il serait plus un essayiste brillant qu’un chercheur rigoureux. Ainsi Umberto Eco estime que sa pensée relève du « cogito interruptus », tandis que d’autres soulignent qu’il reconstruit (mal) l’histoire pour mieux servir ses convictions. Les critiques les plus mesurés ne nient cependant pas l’intérêt de certains apports ainsi que le caractère « stimulant » de quelques intuitions ou provocations.

On aura compris que l’œuvre de McLuhan et sa réception sont pour le moins paradoxales. Sa vie explique en partie ce caractère en même temps qu’elle témoigne d’une réelle mobilité qui n’est pas uniquement intellectuelle.



Un parcours atypique et mobile

Du vivant de McLuhan, on savait peu de choses de sa vie, tant l’homme, si bavard pour aborder de multiples sujets, était discret dès lors qu’il s’agissait de lui-même. Après sa disparition, et avec le recul, on en sait un peu plus, d’autant que des collègues, des journalistes et des institutions qui perpétuent sa mémoire écrivent, traduisent et éditent des textes sur son parcours et sur les rapports entre sa vie et son oeuvre.

Il nait le 21 juillet 1911 à Edmonton dans l’État d’Alberta (Canada anglophone) au sein d’une famille protestante baptiste. Ses études se déroulent sous les signes de l’atypicité et de la mobilité : d’abord inscrit en 1928 à l’Université du Manitoba à Winnipeg (Canada) pour obtenir un diplôme d’ingénierie, il change brusquement d’orientation pour se consacrer à la littérature anglaise et à la philosophie. Après avoir obtenu un baccalauréat, puis une maîtrise en arts, il s’inscrit en 1932 à l’Université de Cambridge, pour obtenir… des diplômes équivalents. C’est là qu’il prend connaissance des théories de la perception qu’il mobilisera partiellement plus tard.

Il part aux États-Unis en 1936 pour occuper un poste de professeur adjoint au département d’anglais de l’Université du Wisconsin. En 1937 il se convertit au catholicisme, religion qu’il affichera publiquement et pratiquera de façon régulière toute sa vie, ce qui lui vaudra d’être sur le tard (1976) nommé Conseiller du Vatican. En 1938, il rejoint l’Université catholique de Saint-Louis. Après son mariage, il s’installe à Cambridge où il commence une thèse sur un pamphlétaire anglais du XVIème siècle qu’il terminera en 1943 à Saint-Louis. Il découvre pour l’occasion l’histoire intellectuelle de cette époque ainsi que les travaux de l’historien américain Lewis Mumford sur l’évolution des techniques, qui lui seront bientôt utiles.

Après la thèse, il revient au Canada pour enseigner la littérature anglaise à l’Assumption College (1944) à Windsor dans l’Ontario, puis (1946) au Saint-Michael’s College rattaché à l’Université de Toronto. C’est en son sein qu’il conçoit ses textes essentiels qui intègrent les influences déjà mentionnées, mais aussi les échanges avec ses nouveaux collègues et notamment Harold Innis. Ce dernier s’intéresse aux rapports entre moyens de communication et civilisations ainsi qu’aux relations entre les médias, l’espace et le temps. Ces échanges contribuent à le faire quitter définitivement la littérature anglaise au profit d’un champ qui constitue la marque de fabrique de l’École de communication de Toronto : les Medias studies revus et corrigés par la dimension technique de la communication.

En 1953, grâce à une bourse de la Fondation Ford, il crée un groupe de recherche interdisciplinaire qui publie ses travaux dans Explorations, revue qu’il a fondée. C’est surtout à travers ce support qu’il se fait connaître et lance véritablement sa carrière. Celle-ci devient internationale dès 1962 avec la publication de La Galaxie Gutenberg, puis d’autres ouvrages qui marqueront les études de communication durant les années 1960.

C’est d’ailleurs dans cette décennie qu’il crée à la Faculty of Information Studies de l’Université de Toronto le Centre for Culture and Technology (1963) qu’il dirige jusqu’en 1979. Ce laboratoire ne survit pas à son décès (1980), mais il est ressuscité en 1983 par ses disciples de Toronto sous le nom de The McLuhan Program in Culture and Technology. Derrick de Kerkhove, qui en assure la direction à partir 1990, lui donne un nouveau souffle scientifique. Après plusieurs changements de statut, de nom et de directeur, il devient en 2016 le Centre McLuhan for Culture and Technology, institut de la Faculty of Information.

Tout au long de sa carrière, McLuhan reçoit de nombreux prix (par exemple, le prix du Gouverneur pour La Galaxie Gutenberg) et distinctions. Après sa mort, de multiples hommages lui sont rendus au Canada et dans le monde. On signalera pour mémoire, la création en 1983 Prix McLuhan – Téléglobe Canada, sous l’égide de l’UNESCO et la fondation en 1995 d’une collection spéciale McLuhan à la Faculté des sciences de l’information de l’Université de Toronto.


  • Paré J., 2010, Conversations avec McLuhan, Montréal : Les Éditions du Boréal.
  • Marchand Ph., 1989, Marshall McLuhan : The Medium and the Messenger, Toronto : Random House.

Comprendre les médias pour expliciter leur rôle

D’un de ses ouvrages les plus célèbres – Pour comprendre les médias (1964) – on n’a souvent voulu retenir qu’un slogan qui parcourt d’ailleurs l’ensemble de ses travaux et qui sera largement repris dans The Medium is the Massage (1967) : « le message, c’est le medium ». McLuhan exprime ainsi une idée alors relativement inédite à une époque où les spécialistes s’intéressaient principalement au message : le média, en tant que technique de transmission, a bien plus d’effets que le message (le contenu) qu’il véhicule. Et son principal effet, c’est le massage des individus et des sociétés.

Qu’on ait suivi ou non ce slogan, on a souvent oublié la définition mcluhanienne des médias ou minoré sa portée : un media est une extension d’un organe, d’un sens ou d’une faculté de l’être humain. Ainsi, la parole (la voix) et l’alphabet prolongent l’oreille ; le livre et l’imprimerie prolongent l’œil et la vue ; les médias électroniques sont une extension de l’oreille (la radio), du système nerveux (la télévision) et du toucher. Le toucher est le sens le moins spécialisé car il ne renvoie pas à un organe ou à une partie spécifique du corps : il est sollicité par le corps à travers la peau et le système nerveux.

Est un média tout ce qui amplifie les facultés et les capacités d’expérience et qui, in fine, contribue à construire progressivement et sur le long terme un environnement déterminant des habitudes sociales et culturelles, de nouvelles formes de penser, de sentir et d’agir. En conséquence, la notion dépasse largement les seuls médias de communication : la roue (extension du pied), les vêtements, le train, l’automobile, la monnaie, les armes (…), autrement dit d’autres moyens de communication, sont aussi des médias. Quoique l’on pense d’elle, cette extension du domaine des médias a au moins le mérite de rappeler que la communication ne se réduit pas au verbal.

De là à reconstruire l’histoire de l’humanité à partir de celle des médias, il n’y qu’un pas… qu’il franchit allègrement dès 1962 dans La Galaxie Gutenberg et que nombre de ces publications postérieures reprennent, parfois en les précisant ou en les nuançant, notamment en raison des critiques qui s’abattent sur l’ouvrage.

Schématiquement, l’humanité serait passée par trois âges, chacun étant caractérisé par l’influence d’un média dominant qui agit fortement sur les manières individuelles de sentir et d’agir, mais aussi sur l’organisation de la société :

  • « l’âge tribal » oral des sociétés sans écriture au sein desquelles dominent la parole et l’ouïe (l’oreille) et donc le sens auditif, ce qui permet au primitif de prendre de la distance par rapport à son milieu naturel « pour le saisir d’une autre façon » ;
  • « l’ère Gutenberg » liée à l’apparition de l’alphabet phonétique qui opère une rupture entre l’oreille et l’œil au profit de l’œil, puis de l’écriture et enfin de l’imprimerie ;
  • « l’ère Marconi », celle de l’électricité et de l’électronique qui prolongent le système nerveux et le cerveau et qui fait certes fonctionner tous nos sens, mais l’ouïe et le toucher plus que les autres. De sorte que les manières de percevoir, de sentir et de faire fondées sur l’écriture et l’imprimerie sont désormais condamnées à un rôle de second plan. C’est l’ère où l’homme et la société sont traduits en informations et dans laquelle l’audiovisuel permet des relations instantanées entre les hommes à une échelle planétaire.

Elle est aussi celle du retour des tribus (des communautés, dirait-on aujourd’hui), mais dans un monde devenu un « village global » au sein duquel les médias (il pensait à la radio et à la télévision) « jouent le rôle de tam-tams ». Cette formule choc a souvent été considérée comme une utopie positive. Mais McLuhan lui-même a soutenu, notamment dans War and Peace in the Global Village (1968) qu’il voyait dans ce village plus de désagréments et de sources de conflit liés à la proximité que d’avantages.

Enfin, McLuhan classe les médias en deux catégories en fonction de leur température : les médias « chauds » (cinéma, radio, texte imprimé, photographie) et les médias « froids » (téléphone, télévision, manuscrit, parole, bande dessinée). Les premiers sollicitent fortement un seul sens et fournissent une grande quantité d’informations. De ce fait, ils n’encouragent guère la participation du récepteur « ils ne laissent que peu de blancs à remplir ou à compléter ». Les médias froids s’adressent à plusieurs sens et sont pauvres en informations car ils contiennent des « blancs », des lacunes. Ils réclament une plus forte implication du récepteur pour compenser ce déficit et colmater les vides.

L’ère Marconi marquerait, surtout grâce à la télévision, la victoire des médias froids sur les médias chauds, permettant ainsi aux publics de s’investir davantage. Elle est aussi, paradoxalement, celle d’une possible hybridation entre (certains) médias froids et chauds. L’on peut toujours s’interroger sur ce qu’aurait pu dire McLuhan s’il avait vécu suffisamment pour connaître les médias numériques dits « interactifs » ?

En optant pour un déterminisme technologique « presque dur » dans les années 1960, plus nuancé dans quelques publications postérieures ou posthumes, il soutient que c’est la technique qui crée l’organisation sociale et détermine les comportements, voire qu’elle est le moteur principal de l’histoire. Il prend ainsi le contrepied du déterminisme social « radical » ou « tempéré », alors largement en cours dans les sciences sociales qui voient dans les médias les produits du système social. Chez McLuhan, sans être totalement absents, le social et ses multiples dimensions sont relégués au second plan.

McLuhan le retour ?

Cette approche très particulière des médias a très vite soulevé un flot de critiques qui ont contribué à faire tomber McLuhan dans l’oubli dans les années 1970. Certaines, parfois liées à la méconnaissance de ses travaux, font aujourd’hui autant sourire que les excès, au demeurant bien réels, du professeur de Toronto. D’autres, sévères ou nuancées, tout autant que quelques arguments déployés par ses défenseurs, méritent d’être revisités, notamment parce que McLuhan a été partiellement réhabilité… par l’évolution des médias. En effet, la montée en puissance de l’informatique et de la micro-informatique, puis de l’Internet et enfin des réseaux sociaux qui semblent faire du monde un « village global » ont rendu nécessaire de prendre la technique au sérieux. Dès lors, McLuhan devient incontournable… à condition de faire l’inventaire de son héritage.

On concédera volontiers qu’un de ses grands mérites a été de mettre l’accent, d’une part, sur le média en tant qu’objet technique, d’autre part, sur sa non neutralité dans les processus de communication. Aujourd’hui, plusieurs courants et disciplines académiques travaillent sur les rapports complexes entre les dimensions techniques et sociales des médias dans une perspective différente des années 1960-70. En effet, ils ne se demandent plus si c’est le social qui détermine le technique ou bien l’inverse. Ils préfèrent décrire, comprendre et expliquer les multiples articulations et interrelations entre social et technique. Un autre mérite du professeur de Toronto a été d’insister sur l’absolue nécessité d’une approche interdisciplinaire des médias et de la communication. Cette manière de voir et de faire est désormais celle de nombreux chercheurs, quand bien même l’interdisciplinarité qu’ils pratiquent et sur laquelle ils réfléchissent est éloignée de celle de McLuhan.

Parce qu’il a été de son vivant un chercheur « à part », en marge des grands courants qui se sont intéressés aux médias et à la communication, McLuhan demeure un penseur à la fois difficilement contournable et difficile à suivre.

 Bibliographie sélective

McLuhan M., 1987, Letters of Marshall McLuhan, selected and edited by Molinaro M., McLuhan C. and Toye W., Toronto : Oxford University Press.

McLuhan M., Watson W., 1970, From Cliche to Archetype, New York : The Viking Press.

McLuhan M., Agel J., Fiore Q., 1968, War and Peace in the Global Village, New York : Bantam Books.

McLuhan M., Fiore Q., 1967, The Medium is the Massage : An Inventory of Effects, New York : Bantam Boooks.

McLuhan M., 1964, Understanding Media : The Extensions of Man, New York : McGraw-Hill, trad. française Pour comprendre les médias, 1968, Paris : Le Seuil.

McLuhan M., 1962, The Gutenberg Galaxy : The Making of Typographic Man, Toronto : University of Toronto Press, trad. française La Galaxie Gutenberg, la genèse de l’homme typographique, 1967, Montréal : Hurtubise HMH.

McLuhan M., 1951, The Mechanical Bride : Folklore of Industrial Man, Boston : Beacon Press.

Crédits images en CC : Wikipedia Josephine Smith, Pixabay Clker-Free-Vector-Images, Needpix.com,  OpenClipart-Vectors, janjf93


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